Triste jour que celui d’aujourd’hui. Triste de m’apercevoir, en me réveillant, que tout cela n’était pas un mauvais rêve, mais que Cabu, Charb, Tignous, Wolinski, et Honoré nous ont vraiment quittés. Qu’ils ne dessineront plus. Que la barbarie, mais surtout l’obscurantisme, les a tués et a eu raison de leur humour.
Charlie Hebdo est un journal important dans le paysage médiatique français. Il est important qu’il soit là, qu’il existe. Indéniablement, je préfère la France avec lui que sans lui. J’avais déjà pu prendre la mesure des menaces qui commençaient à peser sur eux lors de la sortie du documentaire C’est dur d’être aimé par des cons, en 2008, qui revenait sur le procès intenté à Charlie après la publication des caricatures de Mahomet en 2006. A cette époque déjà, on pouvait sentir qu’une frange radicale de l’Islam de France avait poussé ses représentants, notamment Dalil Boubakeur, recteur de la Mosquée de Paris, à assigner Charlie Hebdo en justice. Ce documentaire met parfaitement en lumière qu’il ne faut faire aucune concession aux obscurantistes, sinon ce sont des pans entiers de notre liberté qui s’effondrent et c’est l’autocensure qui s’installe.
A ce titre, je voudrais rappeler quelques fondamentaux. Depuis hier, sur le net, je vois certains commentaires de certaines personnes exprimer une indignation mais refuser “d’être Charlie car un journal qui titre “Le Coran c’est de la merde, ça n’arrête pas les balles” ne mérite pas le respect”. Contre ça je m’indigne à mon tour. La France est une démocratie depuis un peu plus de deux siècles. La France a une longue tradition satirique qui fait intégralement partie de son histoire.
C’est pourquoi il est important pour moi de souligner que le délit de blasphème (dont il est manifestement question ici) a été aboli en France avec la Révolution et a été définitivement enterré par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881( 1). Cette liberté découle des Lumières, de la verve foncièrement anticléricale de Voltaire, qui ont fait la France moderne telle qu’on la connait et sont la base de notre culture politique aujourd’hui. On peut, certes, ne pas être d’accord, et on peut aussi l’exprimer, mais on ne peut remettre en cause ce principe fondamental de notre société dite ouverte. Encore une fois, selon l’expression attribuée à Voltaire : “Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire“. De ce fait, même si l’on n’est pas d’accord avec les caricatures, on ne peut remettre en cause le droit de pouvoir en produire et d’en publier.
J’essaie de me confronter moi-même à cette situation pour tenter de comprendre ce qui fait que certaines caricatures blessent certaines personnes. La personne que je cite (et dont le témoignage est issu des réseaux sociaux) dit : “Je n’ose imaginer l’état d’esprit qu’auraient les gens aujourd’hui si le titre avait été à l’époque “La Bible/La Torah c’est de la merde, ça n’arrête pas les balles”. Eh bah non, j’aurais ri aussi. Et même lorsque j’imagine que Charlie Hebdo se serait moqué de mon auteur préféré (que je vénère comme un dieu) Stefan Zweig, et aurait titré “Le Monde d’Hier de Zweig, c’est de la merde, ça n’arrête pas les balles”, eh bien j’aurais ri de même. Déjà parce que ce n’est pas fondamentalement faux -le livre en lui-même n’arrêterait aucune balle bien qu’il soit assez épais- et parce que ce ne sont jamais que des mots ou des coups de crayons sur du papier! Et même si je n’étais pas d’accord, je ne vois pas pourquoi on devrait museler ceux qui ont envie de le dire! S’ils trouvent, en effet, que dieu, la Bible, le Coran ou Zweig c’est de la merde, et ne font que l’écrire, ce n’est pas grave! Tant qu’ils ne me forcent pas à penser la même chose, je ne vois pas ce qu’il y a de mal dans le fait qu’ils disent ce qu’ils pensent! Je respecte, car c’est un droit qui m’est accordé comme à eux. C’est la base de la liberté d’expression et d’opinion qui est autorisée en France, ou du moins, qui n’est pas interdite. En France, on a le droit de penser et d’écrire ce que l’on veut. C’est un droit inaliénable. Ce sont l’Histoire et les valeurs de la France. Nos aïeux ont mis des siècles pour acquérir ce droit. C’est comme ça. Point barre. Et c’est non négociable. La religion catholique et la monarchie absolue de droit divin ont été parmi les premiers sujets de société à faire l’objet de critiques en France, notamment par les Lumières donc. L’anticléricalisme féroce a été le point de départ de leur philosophie. Les salves de Voltaire, de Rousseau ou de Kant contre les superstitions (mot péjoratif pour “religion” à l’époque) et les “papistes” ont forgé l’identité séculière et démocratique de la France.
Tant d’autres délits sont punis en France. Mais pas le blasphème.
En tout cas, je ne renoncerai pas à ma liberté de penser et d’expression, je ne renoncerai pas à mes droits pour ménager la susceptibilité de quelques fanatiques. Mon âme de journaliste ne pourra jamais s’accommoder de la volonté de contrôle d’une frange, même infime, de la population, et encore moins pour rétablir le blasphème.
Malheureusement, aujourd’hui, ils sont partis. Cinq très grands dessinateurs nous ont quittés pour des prunes. Pour le respect de valeurs pourtant propres à notre pays. Et je suis profondément triste car je n’aurai plus le privilège de rire aux dessins acerbes, à la plume acérée de mes dessinateurs préférés. Je suis triste que l’on m’ait privée de ces génies. En particulier, j‘admirais Charb pour sa ténacité. Malgré le procès, malgré l’incendie de 2011, il ne s’est pas départi de son courage, ne s’est pas laissé intimider et a affirmé que, lui non plus, ne renoncerait pas à son droit le plus strict de rire de tout pour quelques susceptibilités mal gérées. Et surtout, j’avoue, j’ai pleuré pour Tignous que j’avais véritablement appris à découvrir l’an dernier -bien trop tard hélas– grâce à un dessin féministe sur la prostitution et en qui je me disais que l’on pouvait trouver un allié hors pair sur un sujet aussi délicat que l’abolition de la prostitution. Enfin, j’en veux aux cons qui ont tué Cabu, un trésor national, car avec lui, ils ont tué une partie de la culture française.
En faisant le tour du web, je me rends compte qu’il y a déjà pléthore d’articles pour réagir à cet assassinat, pour s’indigner et verbaliser sa révolte. Il y a, en effet, tellement de choses à dire. Pour ma part, j’avais besoin d’en écrire un pour revenir sur ces quelques points, pour rappeler que l’on ne transige pas avec les libertés, surtout celle de penser. Je n’admets pas que l’on puisse, en 2015 en France, encore mourir pour avoir affirmé son droit à écrire, dessiner, et rire de tout. En cela, j’ai beaucoup de peine pour mon pays, pour toutes ces luttes qu’il faudra encore mener pour, simplement, garder et protéger un droit pourtant acquis depuis longtemps.
Ainsi, je souhaiterais terminer cet article en faisant un énorme pied de nez aux censeurs pour leur montrer que, même s’ils ont tu l’essence de Charlie Hebdo, il ne tairont pas la liberté d’expression, d’opinion, de la presse, en recensant les meilleurs dessins faits en réaction à cet acte innommable:
Tellement juste!
Geluck, mon dessinateur préféré
Et enfin, par résistance, par refus de l’intimidation et de la censure, je poste, en bien grand, cette Une dite controversée de Cabu, qui résume toute l’incompréhension, l’obscurantisme ou l’ignorance qui peut régner en ce monde: Mahomet débordé par les intégristes: c’est décidément très dur d’être aimé par des cons.
Pour les anglophones qui voudraient aller plus loin, voici un très bon article du Guardian qui tente de comprendre et d’expliquer pourquoi la satire, de par les processus psychologiques et cognitifs (souvent développés et “évolués”) auxquels elle fait appel, a toujours été un genre à part dans le journalisme.
Edit : (Vais-je réussir à mettre un point final à cet article un jour?)
Je ne résiste pas à la tentation de mettre un petit extrait d’un livre intitulé Lecture d’Images : Clés pour le Dessin d’humour, 9 à 15 ans (p.58) :
La caricature
La caricature mériterait cent définitions:
Ronald Searle, caricaturiste anglais: “La caricature est l’art de déformer une image pour en faire un tableau vrai“.
Ronald Searle, “La caricature doit se pratiquer avec l’adresse du chirurgien et les intentions du boucher“.
Alfred Sauvy (sociologue) : “Pour apprécier la caricature d’une personne amie, soutenue, il faut être un “homme d’esprit”.”
Caribal, caricaturiste : “La caricature, c’est la vraie face des gens. Pas le portrait, ni la photo qui gomment la personnalité de l’individu“.
“La caricature est une déformation satirique par exagération et accentuation de certains défauts. Elle doit permettre une identification immédiate par le lecteur. Souvent féroce, elle met en évidence un trait de caractère particulier. Art graphique par excellence, la caricature e joue des limites, transgresse les interdits, parodie le portrait en l’investissant du pouvoir de dérision. Elle atteint le sujet dans son identité et en révèle la dimension morale, intellectuelle à travers les marques physiques. Trouver le détail caractéristique d’un individu, le mettre en évidence en l’amplifiant, c’est tout l’art du caricaturiste“.
A savoir qu’il y a aussi un très bon chapitre 2 “Savoir lire le gag” qui mériterait qu’on y fasse un détour…
Note : (1) Sauf en Alsace-Moselle