Enfin je l’ai lue! Plusieurs mois que je trépignais d’impatience de lire cette BD au titre plus qu’alléchant. Je connaissais Riad Sattouf par ses apparitions dans Fluide Glacial et son inénarrable personnage de Pascal Brutal qui me faisait beaucoup rire à ses débuts, et dont, je dois dire, je m’étais lassée. Lorsque j’ai entendu parler de cette BD, je fus étonnée de découvrir qu’il en était l’auteur, et pour cause : j’étais loin d’imaginer qu’il avait eu une telle enfance!
J’ai donc dévoré cette BD. Riad Sattouf est né d’un père syrien docteur en Histoire et d’une mère bretonne qui se sont rencontrés pendant leurs études à la Sorbonne. Bien que la BD retrace les premières années de l’enfance de l’auteur, c’est surtout la figure du père dont il est ici question. A la fin des études de ce dernier, au début des années 70, toute la petite famille part en Libye où le père de l’auteur (Abdel-Razak) a obtenu un poste de Maître à l’université. C’est donc l’occasion de découvrir la Libye de Kadhafi. Le père de Riad Sattouf se reconnaît rapidement dans les ambitions du Guide qui, à l’instar de Nasser, prône le panarabisme. Néanmoins, la loi sur les échanges d’emploi désillusionnera définitivement le jeune universitaire et la petite famille rentre en France, pour repartir aussitôt dans le pays natal du père, la Syrie.
La Syrie ouvre un autre chapitre de la BD. Bien que toujours dans le monde arabe, la Syrie est un pays bien différent de la Libye. Sous la dictature militaire socialiste d’Hafez Al-Assad, le pays est plus religieux et en guerre perpétuelle contre Israël. A Ter Maaleh, le village natal du père, l’ambiance est radicalement différente. Les cousins de Riad Sattouf sont violents dans leurs jeux qui n’en sont pas vraiment finalement, car ces derniers s’en prennent régulièrement physiquement à Riad Sattouf qui, étant le seul enfant blond, est assimilé à un juif, l’ennemi héréditaire. Il avoue que “Yahoudi” (“juif”) est le premier mot en arabe syrien qu’il ait appris. Les appels à la prière du muezzin rythment les journées, le village est très sale, pollué et pauvre. La répression et la censure sont visibles (notamment par les pages arrachées aux magazines et aux pendus exhibés dans la ville de Homs). Le poids de la religion dans le mode de vie traditionaliste des Syriens et la haine d’Israël sont réellement les deux leitmotifs de l’expérience syrienne du petit Riad Sattouf. A titre d’exemple -et de façon tout à fait intéressante-, ses cousins lui apprennent les pires insultes en Syrie : on découvre qu’insulter la religion est l’insulte suprême et donne le ton : “Maudit soit ton dieu. Cette insulte, tu peux pas la dire à un musulman. Tu peux la dire à un chrétien ou un juif que t’as prévu de tuer“. Plusieurs fois, le petit Riad se fait agresser par ses oncles (à peine plus âgés que lui) qui l’apostrophent : “Retourne en Israël!“.
Cependant, le véritable personnage principal de cette BD n’est pas l’auteur lui-même, mais son père, Abdel-Razak. C’est un personnage à la personnalité complexe et paradoxale. Né en Syrie et ayant étudié à Paris, il est obsédé par l’éducation et par l’idée de faire de son fils “l’Arabe du futur”. Seul membre de la famille à être instruit et à se tenir éloigné de la religion, il ambitionne d’éduquer le monde arabe et de le sortir de ses vieilles bigoteries. Mais c’est aussi un personnage pétri de superstitions et de clichés. Il est ouvertement machiste et patriarcal, prend régulièrement parti pour les sunnites, croit au diable, assume son antisémitisme et prône la peine de mort. Ainsi, dans l’un des nombreux passages qui m’ont marquée du livre, il explique à Riad qu'”être chrétien dans un pays musulman c’est une provocation. Quand tu vis dans un pays musulman, tu dois faire comme les musulmans. C’est pas compliqué. Tu te convertis et t’es tranquille“, ce qui est pour le moins surprenant venant d’un homme qui se revendique anti-religieux et qui a fait une bonne partie de ses études à Paris dans une société multiculturelle. En somme, il s’agit d’un homme coincé entre deux mondes, entre modernité et tradition : on ne le sent pas à l’aise lorsqu’il corrige ses copies pendant que son frère et sa mère font la prière, et en même temps, il est foncièrement rétrograde (et parfois bigot malgré lui) lorsqu’il explique le monde et la Syrie à son fils. Ceci est particulièrement frappant lorsqu’il insiste pour que Riad aille à l’école le plus tôt possible pour apprendre à lire, mais qu’il lui donne le Coran comme première lecture. On ressent constamment cette tension en lui, notamment lorsqu’il avoue être très bouleversé après une dispute avec son frère (très religieux, qui a fait son pèlerinage à la Mecque) qui lui a dit que sa place n’était pas en Syrie et qu’il devrait retourner en Occident.
Le véritable atout de la BD est le point de vue de l’enfance par lequel tout est abordé. Riad Sattouf raconte ici les souvenirs de ses plus jeunes années et il a su garder ce prisme du regard candide et enfantin, comme une tabula rasa, pour narrer son histoire qui permet un regard sans complaisance. Par conséquent, le lecteur est témoin de situations parfois déroutantes d’un enfant qui admire un père qui dit des horreurs. Ce point de vue d’enfant par lequel tout est raconté implique que le lecteur ne juge pas l’auteur, qui était petit et admirait un père qu’il n’était pas encore capable de juger. De même, ce regard donne des clés pour comprendre les positions et les excès du père.
Cette figure imposante du père a tendance à effacer la mère de Riad Sattouf dont l’auteur est pourtant très proche. Elle, qui se rend au rencard par pitié pour Abdel-Razak lorsqu’ils se rencontrent, proteste contre le racisme du père mais s’efface au fur et à mesure de la BD. Jamais on ne lui demande son avis pour les voyages entrepris à travers le monde arabe. En Syrie, le petit Riad et sa mère découvrent un monde et une culture absolument inimaginables pour des Occidentaux. Ainsi, elle est la seule femme non voilée et aux longs cheveux blonds (comme l’auteur), ce qui ne manque pas d’incommoder les autres membres de la famille et de l’isoler. Le père ne la ménage pas en la laissant s’occuper seule des enfants et en renâclant à lui acheter un magazine français qui comptera pour sa seule lecture pour des mois.
Riad Sattouf a avoué que le début de la guerre en Syrie et les difficultés qu’il a rencontrées pour faire venir sa famille en France l’ont décidé à commencer le récit de L’Arabe du Futur. Et en effet, il n’est pas, je pense, de meilleure période pour lire cet ouvrage qui permet de plonger dans deux pays (Libye et Syrie) qui ont rapidement sombré dans le chaos du printemps arabe et de la guerre civile. Cette BD est vraiment intéressante à plusieurs égards. Tout d’abord, elle permet de découvrir ces deux pays -aujourd’hui complètement bouleversés- à une époque proche mais qui semble déjà si lointaine. On comprend les différences fondamentales entre la Libye et la Syrie. A la lumière des événements d’aujourd’hui, le passage sur la Syrie en particulier permet de jeter un regard rétrospectif sur ce pays et les Syriens avant que celui-ci ne tombe dans le chaos que l’on connait désormais. La haine des Juifs, le poids de la religion, des coutumes et du mode de vie traditionaliste, la violence omniprésente et intégrée dès le plus jeune âge permet, si ce n’est de véritablement entrevoir des signes avant-coureurs de la catastrophe actuelle, au moins d’avoir un aperçu de ce qu’était la Syrie avant le conflit qui déchire ce pays aujourd’hui. Parler de cette époque permet également de mesurer le fossé qui s’est creusé entre l’avant-guerre et aujourd’hui : croiser des jeunes coiffés à la Dallas devant un magasin de cassettes à Homs ne doit plus être courant en ce moment….
Par la revue ainsi rédigée, on peut aisément deviner que j’ai surtout eu une lecture politique de la BD. J’y ai puisé toutes les informations possibles pour mieux resituer le conflit actuel dans l’histoire longue de la région. J’ai été frappée -bien que j’en fusse informée- par la prégnance de l’antisémitisme, le poids du religieux et l’omniprésence de la violence en Syrie. Derrière un dessin et un ton léger, empreint d’humour et de candeur enfantine, le fond révèle la violence de la dictature et de la société syrienne. De plus, passionnée par les rapports Orient-Occident, il était naturel que cette BD me plaise au point d’être impatiente déjà de lire le deuxième tome dont la sortie est prévue pour mai-juin prochain.
Néanmoins, plusieurs lectures sont possibles : on peut tout à fait lire cette BD pour se divertir, ou pour en apprendre davantage sur l’auteur si on est un(e) lecteur(rice) assidu(e) de Riad Sattouf. Je suis convaincue qu’elle ne peut qu’intéresser. De plus, lire cette BD est un véritable plaisir visuel. Le dessin est attachant (on ne résiste pas à la bouille que s’est dessinée l’auteur) et la bichromie choisie pour illustrer les différents pays (bleu pour la France, jaune pour la Libye et rose pour la Syrie) permet d’installer des ambiances différentes pour chaque expérience.
Enfin, de nombreux passages vraiment drôles ponctuent le récit de la jeunesse de l’auteur. J’ai particulièrement ri lorsque la famille de Riad Sattouf découvre qu’il a un don pour dessiner Pompidou ou lorsqu’il explique assimiler Dieu à Georges Brassens.
J’espérais ardemment que L’Arabe du Futur gagne le Fauve d’Or du festival d’Angoulême et c’est avec joie que j’ai appris que Riad Sattouf en était le lauréat, ce qui est amplement mérité.