L’Arabe du Futur – Riad Sattouf

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      Enfin je l’ai lue! Plusieurs mois que je trépignais d’impatience de lire cette BD au titre plus qu’alléchant. Je connaissais Riad Sattouf par ses apparitions dans Fluide Glacial et son inénarrable personnage de Pascal Brutal qui me faisait beaucoup rire à ses débuts, et dont, je dois dire, je m’étais lassée. Lorsque j’ai entendu parler de cette BD, je fus étonnée de découvrir qu’il en était l’auteur, et pour cause : j’étais loin d’imaginer qu’il avait eu une telle enfance!

      J’ai donc dévoré cette BD. Riad Sattouf est né d’un père syrien docteur en Histoire et d’une mère bretonne qui se sont rencontrés pendant leurs études à la Sorbonne. Bien que la BD retrace les premières années de l’enfance de l’auteur, c’est surtout la figure du père dont il est ici question. A la fin des études de ce dernier, au début des années 70, toute la petite famille part en Libye où le père de l’auteur (Abdel-Razak) a obtenu un poste de Maître à l’université. C’est donc l’occasion de découvrir la Libye de Kadhafi. Le père de Riad Sattouf se reconnaît rapidement dans les ambitions du Guide qui, à l’instar de Nasser, prône le panarabisme. Néanmoins, la loi sur les échanges d’emploi désillusionnera définitivement le jeune universitaire et la petite famille rentre en France, pour repartir aussitôt dans le pays natal du père, la Syrie.

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      La Syrie ouvre un autre chapitre de la BD. Bien que toujours dans le monde arabe, la Syrie est un pays bien différent de la Libye. Sous la dictature militaire socialiste d’Hafez Al-Assad, le pays est plus religieux et en guerre perpétuelle contre Israël. A Ter Maaleh, le village natal du père, l’ambiance est radicalement différente. Les cousins de Riad Sattouf sont violents dans leurs jeux qui n’en sont pas vraiment finalement, car ces derniers s’en prennent régulièrement physiquement à Riad Sattouf qui, étant le seul enfant blond, est assimilé à un juif, l’ennemi héréditaire. Il avoue que “Yahoudi” (“juif”) est le premier mot en arabe syrien qu’il ait appris. Les appels à la prière du muezzin rythment les journées, le village est très sale, pollué et pauvre. La répression et la censure sont visibles (notamment par les pages arrachées aux magazines et aux pendus exhibés dans la ville de Homs). Le poids de la religion dans le mode de vie traditionaliste des Syriens et la haine d’Israël sont réellement les deux leitmotifs de l’expérience syrienne du petit Riad Sattouf. A titre d’exemple -et de façon tout à fait intéressante-, ses cousins lui apprennent les pires insultes en Syrie : on découvre qu’insulter la religion est l’insulte suprême et donne le ton : “Maudit soit ton dieu. Cette insulte, tu peux pas la dire à un musulman. Tu peux la dire à un chrétien ou un juif que t’as prévu de tuer“. Plusieurs fois, le petit Riad se fait agresser par ses oncles (à peine plus âgés que lui) qui l’apostrophent : “Retourne en Israël!“.

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      Cependant, le véritable personnage principal de cette BD n’est pas l’auteur lui-même, mais son père, Abdel-Razak. C’est un personnage à la personnalité complexe et paradoxale. Né en Syrie et ayant étudié à Paris, il est obsédé par l’éducation et par l’idée de faire de son fils “l’Arabe du futur”. Seul membre de la famille à être instruit et à se tenir éloigné de la religion, il ambitionne d’éduquer le monde arabe et de le sortir de ses vieilles bigoteries. Mais c’est aussi un personnage pétri de superstitions et de clichés. Il est ouvertement machiste et patriarcal, prend régulièrement parti pour les sunnites, croit au diable, assume son antisémitisme et prône la peine de mort. Ainsi, dans l’un des nombreux passages qui m’ont marquée du livre, il explique à Riad qu'”être chrétien dans un pays musulman c’est une provocation. Quand tu vis dans un pays musulman, tu dois faire comme les musulmans. C’est pas compliqué. Tu te convertis et t’es tranquille“, ce qui est pour le moins surprenant venant d’un homme qui se revendique anti-religieux et qui a fait une bonne partie de ses études à Paris dans une société multiculturelle. En somme, il s’agit d’un homme coincé entre deux mondes, entre modernité et tradition : on ne le sent pas à l’aise lorsqu’il corrige ses copies pendant que son frère et sa mère font la prière, et en même temps, il est foncièrement rétrograde (et parfois bigot malgré lui) lorsqu’il explique le monde et la Syrie à son fils. Ceci est particulièrement frappant lorsqu’il insiste pour que Riad aille à l’école le plus tôt possible pour apprendre à lire, mais qu’il lui donne le Coran comme première lecture. On ressent constamment cette tension en lui, notamment lorsqu’il avoue être très bouleversé après une dispute avec son frère (très religieux, qui a fait son pèlerinage à la Mecque) qui lui a dit que sa place n’était pas en Syrie et qu’il devrait retourner en Occident.

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      Le véritable atout de la BD est le point de vue de l’enfance par lequel tout est abordé. Riad Sattouf raconte ici les souvenirs de ses plus jeunes années et il a su garder ce prisme du regard candide et enfantin, comme une tabula rasa, pour narrer son histoire qui permet un regard sans complaisance. Par conséquent, le lecteur est témoin de situations parfois déroutantes d’un enfant qui admire un père qui dit des horreurs. Ce point de vue d’enfant par lequel tout est raconté implique que le lecteur ne juge pas l’auteur, qui était petit et admirait un père qu’il n’était pas encore capable de juger. De même, ce regard donne des clés pour comprendre les positions et les excès du père.

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      Cette figure imposante du père a tendance à effacer la mère de Riad Sattouf dont l’auteur est pourtant très proche. Elle, qui se rend au rencard par pitié pour Abdel-Razak lorsqu’ils se rencontrent, proteste contre le racisme du père mais s’efface au fur et à mesure de la BD. Jamais on ne lui demande son avis pour les voyages entrepris à travers le monde arabe. En Syrie, le petit Riad et sa mère découvrent un monde et une culture absolument inimaginables pour des Occidentaux. Ainsi, elle est la seule femme non voilée et aux longs cheveux blonds (comme l’auteur), ce qui ne manque pas d’incommoder les autres membres de la famille et de l’isoler. Le père ne la ménage pas en la laissant s’occuper seule des enfants et en renâclant à lui acheter un magazine français qui comptera pour sa seule lecture pour des mois.

      Riad Sattouf a avoué que le début de la guerre en Syrie et les difficultés qu’il a rencontrées pour faire venir sa famille en France l’ont décidé à commencer le récit de L’Arabe du Futur. Et en effet, il n’est pas, je pense, de meilleure période pour lire cet ouvrage qui permet de plonger dans deux pays (Libye et Syrie) qui ont rapidement sombré dans le chaos du printemps arabe et de la guerre civile. Cette BD est vraiment intéressante à plusieurs égards. Tout d’abord, elle permet de découvrir ces deux pays -aujourd’hui complètement bouleversés- à une époque proche mais qui semble déjà si lointaine. On comprend les différences fondamentales entre la Libye et la Syrie. A la lumière des événements d’aujourd’hui, le passage sur la Syrie en particulier permet de jeter un regard rétrospectif sur ce pays et les Syriens avant que celui-ci ne tombe dans le chaos que l’on connait désormais. La haine des Juifs, le poids de la religion, des coutumes et du mode de vie traditionaliste, la violence omniprésente et intégrée dès le plus jeune âge permet, si ce n’est de véritablement entrevoir des signes avant-coureurs de la catastrophe actuelle, au moins d’avoir un aperçu de ce qu’était la Syrie avant le conflit qui déchire ce pays aujourd’hui. Parler de cette époque permet également de mesurer le fossé qui s’est creusé entre l’avant-guerre et aujourd’hui : croiser des jeunes coiffés à la Dallas devant un magasin de cassettes à Homs ne doit plus être courant en ce moment….

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      Par la revue ainsi rédigée, on peut aisément deviner que j’ai surtout eu une lecture politique de la BD. J’y ai puisé toutes les informations possibles pour mieux resituer le conflit actuel dans l’histoire longue de la région. J’ai été frappée -bien que j’en fusse informée- par la prégnance de l’antisémitisme, le poids du religieux et l’omniprésence de la violence en Syrie. Derrière un dessin et un ton léger, empreint d’humour et de candeur enfantine, le fond révèle la violence de la dictature et de la société syrienne. De plus, passionnée par les rapports Orient-Occident, il était naturel que cette BD me plaise au point d’être impatiente déjà de lire le deuxième tome dont la sortie est prévue pour mai-juin prochain.

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      Néanmoins, plusieurs lectures sont possibles : on peut tout à fait lire cette BD pour se divertir, ou pour en apprendre davantage sur l’auteur si on est un(e) lecteur(rice) assidu(e) de Riad Sattouf. Je suis convaincue qu’elle ne peut qu’intéresser. De plus, lire cette BD est un véritable plaisir visuel. Le dessin est attachant (on ne résiste pas à la bouille que s’est dessinée l’auteur) et la bichromie choisie pour illustrer les différents pays (bleu pour la France, jaune pour la Libye et rose pour la Syrie) permet d’installer des ambiances différentes pour chaque expérience.

      Enfin, de nombreux passages vraiment drôles ponctuent le récit de la jeunesse de l’auteur. J’ai particulièrement ri lorsque la famille de Riad Sattouf découvre qu’il a un don pour dessiner Pompidou ou lorsqu’il explique assimiler Dieu à Georges Brassens.

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    J’espérais ardemment que L’Arabe du Futur gagne le Fauve d’Or du festival d’Angoulême et c’est avec joie que j’ai appris que Riad Sattouf en était le lauréat, ce qui est amplement mérité.

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La BD et le conflit israélo-palestinien

     Toujours dans mon processus de découverte du monde de la BD, je me suis rendue compte que le “neuvième art” s’intéresse beaucoup -parmi les sujets “sérieux” et politiques que celui-ci aborde- au conflit israélo-palestinien. Beaucoup d’ouvrages se penchent en effet, de façon plus ou moins directe, sur cette grande problématique du Proche-Orient. L’objet de cet article est donc de revenir sur les bédés que j’ai lues et qui m’ont marquée sur le sujet.

CHRONIQUES DE JERUSALEM (GUY DELISLE)

     La première BD traitant du conflit israélo-palestinien qui ait attiré mon attention est, bien évidemment, Chroniques de Jérusalem de Guy Delisle. Suite logique de ma lecture de ses Chroniques Birmanes, la lecture des Chroniques de Jérusalem était prévue depuis longue date. Selon le même schéma que dans ses chroniques à Rangoun, l’auteur raconte son arrivée à Jérusalem-Est –la partie palestinienne de la ville- alors que sa compagne est en mission pour MSF à Naplouse en Cisjordanie. Tout au long du livre, le lecteur découvre en même temps que lui la vie quotidienne dans ces territoires où le conflit est sans cesse sous-jacent. Toujours très fin observateur, l’auteur y expose ses rencontres avec la population, ses déplacements dans la ville et dans le pays et nous livre ses impressions. Ses chroniques nous font notamment part de l’omniprésence des militaires et des armes dans le quotidien, à tel point que les autorités procèdent à des contrôles devant les lieux publics interrogeant sur la possession d’une arme. Ces contrôles étonnent beaucoup l’auteur au premier abord, mais ils se banalisent très vite dans son quotidien et l’échange “Do you have a gun? No” devient très vite routinier. 

Chose très intéressante, Guy Delisle est également complètement fasciné par le Mur qui sépare les deux parties de la ville. L’auteur confesse qu’il ne peut s’empêcher de le dessiner. Ce mur est l’expression dans l’espace du conflit qui ravage le pays, et de par les dessins qui le représentent, on peut aisément imaginer combien il doit être pour le moins troublant de voir ainsi un mur scier en deux la ville sainte.

Cette BD serait un très bon guide de voyage pour découvrir Israël, ses habitants et ses us et coutumes. Guy Delisle explique par le dessin comment s’organisent les différents quartiers et leurs différentes populations. Ainsi, non loin de chez lui, il peut observer les juifs ultra-orthodoxes (les Haredim) qui arborent la tenue traditionnelle noire et sont exemptés de travail et de service militaire car ils étudient la Torah. De la même façon, l’auteur découvre les diverses fêtes religieuses qui animent le calendrier comme Pourim (où les juifs orthodoxes boivent jusqu’à “ne plus savoir distinguer entre maudit Haman et béni Mordékhai”), ou la Pâque juive (Pessa’h, durant laquelle il est interdit de manger de la levure par exemple). Les promenades de Delisle permettent de découvrir les lieux saints de Jérusalem, notamment le Saint Sépulcre (chrétien), le Mur des Lamentations (juif), et l’Esplanade des Mosquées (musulman) et la difficile division du territoire en quartiers confessionnels qui en découle. Néanmoins, comme le souligne l’auteur, juifs et musulmans cohabitent parfois sans problème (il évoque notamment les mamans de toutes confessions qui amènent leurs enfants au parc).

Malgré tout, il est difficile d’oublier le conflit qui sévit dans la région. Habitant la partie palestinienne de la ville, Guy Delisle fait plusieurs fois l’expérience des injustices que subissent les Palestiniens, notamment les coupures d’eau alors que ces derniers paient exactement les mêmes taxes que les Israéliens, et témoigne du fait que la construction du Mur a privé certains paysans palestiniens de leurs terres. Il fait également plusieurs voyages en Cisjordanie d’où il constate l’importance -et parfois la cruauté- des colonies (que l’armée facilite en leur fournissant de l’électricité), notamment lorsqu’il visite la ville d’Hebron, où les colons israéliens ont un comportement très extrême vis-à-vis de la population palestinienne, de même qu’il n’oublie pas d’évoquer les récurrents problèmes aux divers checkpoints qui sillonnent la frontière.

Guy Delisle a d’ailleurs vécu “en direct” les événements liés à l’opération “Plomb durci” de 2008-2009 dans la Bande de Gaza dont il ne manque pas non plus de relater les tensions. Il y explique notamment qu’il aurait aimé pouvoir aller à Gaza mais les conditions y sont tellement dangereuses qu’il n’obtint jamais d’autorisation pour s’y rendre. Ainsi, il explique qu’il ne s’est guère rendu plus loin qu’à l’un des deux seuls points de passage pour y accompagner sa femme qui devait y remplir une mission faisant suite à la guerre de Gaza.

L’ouvrage ne manque donc pas de décrire l’expression du conflit et illustre très bien combien cette ville peut être compliquée sans toutefois adopter un point de vue moralisateur.  C’est là l’atout majeur de cette BD dans la mesure où Guy Delisle part du principe que son lecteur ne connaît pas le pays et les tensions qui le traversent ce qui donne donc à l’ouvrage une portée pédagogique et documentaire.

L’omniprésence militaire et la méfiance israélienne m’ont particulièrement frappée dans ce livre. Plusieurs fois, en effet, le dessinateur est interrompu en pleine séance de croquis par un soldat lui faisant comprendre qu’il n’est pas permis de rester à cet endroit. En tant que lecteur, on ne comprend pas très bien ce qui pousse les soldats à “chasser” quelqu’un somme toute inoffensif qui ne souhaite que dessiner un paysage ou un bâtiment: on ne comprend pas si cela tient au fait que l’endroit est dangereux, ou s’il est controversé, ou tout simplement parce que les soldats se méfient de tout. Il est clair que l’on ne peut pas aller partout, et ce manque de liberté est surprenant pour un pays dont on vante la “démocratie” dans la région.

Autre chose assez frappante dans cette BD est l’emploi du présent permanent dans le récit des aventures ce qui est assez paradoxal pour une région qui est précisément hantée par les Histoires et le passé. L’emploi du présent est néanmoins justifié par le fait qu’il a le mérite d’impliquer davantage le lecteur dans ses expériences qu’il vit en même temps que l’auteur -en lui laissant le soin d’avoir ses propres jugements- et qui constitue le principe fondateur de la démarche de Guy Delisle.

Les Chroniques de Jérusalem représentent donc une pierre angulaire dans le panel de bédés qui traitent du conflit israélo-palestinien et deviendra sans aucun doute -si elle ne l’est pas déjà- la BD la plus célèbre sur ce thème. De mon point de vue, elle mérite amplement le fauve d’or d’Angoulême qui l’a récompensée.

COMMENT COMPRENDRE ISRAEL EN 60 JOURS (OU MOINS) (SARAH GLIDDEN)

     Dans cette BD, Sarah Glidden raconte son expérience du taglit. Jeune américaine d’origine juive, elle part donc dix jours à la découverte d’Israël. S’étant passionnée très tôt pour le conflit israélo-palestinien à propos duquel elle a beaucoup lu, l’auteure explique qu’avant même de partir, elle se méfie de la propagande israélienne: elle a le sentiment que l’on va lui vendre un Israël fantasmé à l’image aseptisée. Elle est en effet très sensible à la cause palestinienne et dit vouloir comprendre et voir la réalité sur place sans influence. De gauche et de culture juive peu approfondie, elle se positionne contre Israël dont elle dénonce la politique étrangère agressive. Sarah Glidden joue donc la carte de la sincérité. Son récit commence la veille du départ et se termine le lendemain de son retour d’Israël.

La BD prend donc la forme sous-jacente d’un journal de bord dans lequel elle raconte de façon linéaire les lieux visités, leur place dans l’Histoire, les commentaires des guides, et ses réactions et réflexions personnelles par rapport à ce qu’elle voit et ce qu’on lui dit. 

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Une fois arrivée à destination, les visites s’enchaînent: un kibboutz, le plateau du Golan, le lac de Tibériade, Tel Aviv, Jaffa, le camp des Bédouins et Massada, puis Jérusalem et le Mur des Lamentations. Par conséquent, c’est l’occasion pour l’auteure de revenir sur plusieurs événements historiques tels que les destructions du Temple de Jérusalem, le mandat britannique, la création d’Israël en 1948, la Guerre des Six Jours, les pionniers du début du XXème siècle, et les peuplades bédouines. 

Ici encore, le récit est construit de telle façon que l’on découvre le pays en même temps qu’elle. Cette méthode didactique permet d’adopter une narration qui ne laisse pas de place à l’interprétation: Glidden réaffirme ainsi que son voyage est son expérience propre et qu’elle n’a en rien vocation à être universelle.

A chaque lieu visité, Glidden émet des réserves parfois féroces contre les guides, met sans cesse en question leur objectivité, et nous fait part de ses interrogations. Néanmoins, elle prend soin d’écouter ses interlocuteurs, et note chaque témoignage comme une expérience supplémentaire dans une situation complexe en le présentant comme un point de vue lié à l’histoire de chacun. Elle se montre très intéressée par les habitants du pays et sur la manière dont l’Histoire a impacté leur vie. Grâce à l’expression de ses paradoxes et réflexions personnelles, on est très loin de l’approche du tourisme de masse. Elle a l’audace de poser des questions embarrassantes aux guides afin de jauger leur partialité, là où beaucoup autour d’elle se contentent d’acquiescer. Plusieurs fois, elle se retrouve confrontée à un témoignage bouleversant, l’envie de ne pas se laisser berner par la propagande, et la difficulté de résister à l’émotion.

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La conclusion de son récit se veut nuancée. Elle souhaite montrer que les choses ne sont pas aussi simples qu’en termes de méchants Israéliens et gentils Palestiniens et avoue que toutes ses connaissances sur le sujet (pourtant très nombreuses et solides) se brouillent face à la réalité du terrain. Puis étonnamment, in fine, l’auteure se montre sensible aux événements qui ont amené Israël à adopter cette posture nationaliste et sécuritaire et l’excuse presque. 

Néanmoins -et c’est, à mon sens, une grande lacune dans ce récit- bien que Glidden ait exprimé l’envie de se rendre en Cisjordanie avant de rentrer aux Etats-Unis, elle ne s’y rend pas pour diverses raisons logistiques. Incontestablement, elle n’est donc, à mes yeux, pas vraiment légitime pour parler du conflit. Un voyage en Palestine aurait sans aucun doute impacté sa perception de la réalité et balancer ses impressions d’après voyage. Sa seule rencontre avec une peuplade de Bédouins vivant en Israël ne peut, à elle seule, être assimilée à une rencontre avec des Palestiniens de l’autre côté de la ligne verte. La visite d’une ville telle que Hebron, ou le simple fait de voir les colonies se déployer l’aurait indéniablement marquée (comme ce fût le cas pour Guy Delisle) et probablement affecté sa conclusion. Son ouvrage semble donc corroborer l’idée que l’on ne peut évoquer ce sujet hautement sensible de façon dépassionnée. Le titre prend donc une autre dimension à la fin de la lecture du livre, avec cette impression finale qu’il est, en effet, plus question de comprendre Israël que le conflit israélo-palestinien en lui-même.

On peut cependant reconnaître que l’auteure a le mérite de mettre en évidence certaines réalités qui semblent immuables dans ce pays car précisément évoquées par plusieurs dessinateurs. A son tour, Glidden montre très bien l’absence totale de communication entre Israéliens et Palestiniens, même entre jeunes générations, qui ne se sont, bien souvent, côtoyées que pendant leur service militaire (on peut mieux comme rencontre pour établir un dialogue de paix). Enfin, les dessins sont très agréables, et le choix du pastel permet d’apaiser les couleurs et d’adoucir les croquis.

La BD ne permet malheureusement pas au lecteur souhaitant avoir des réponses de résoudre son aporie, mais peut-être de se sentir moins seul et moins démuni dans cette recherche de compréhension.

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(SYLVAIN ET BRUNO RICARD, CHRISTOPHE GAULTIER)

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     Voilà une BD qui aborde le conflit israélo-palestinien de manière indirecte puisqu’elle se concentre sur la guerre civile du Liban. En septembre 1990, deux jeunes frères Français, Sylvain et Bruno, partent à Beyrouth -alors en pleine guerre- pour rejoindre leur tante bénévole à la Croix Rouge. Partis pour vingt jours, ils sont excités et espèrent pouvoir aider les équipes locales grâce à leur brevet de secouristes.

Découpée en cinq chapitres, la BD narre essentiellement comment chacun des deux frères, qui étaient partis à la fois complètement ignorants sur le conflit et nourris de représentations toutes faites sur le Liban, vont se confronter à la réalité de la guerre, à une guerre qui n’est pas une guerre de fronts, mais une guerre de nerfs. En effet, à leur arrivée, la ville est paisible et ensoleillée, si bien que l’on ne croirait pas que le pays est en guerre. Les deux frères sont très confiants, voire trop confiants, et c’est lors de leur première nuit au Liban qu’ils se font surprendre par les bombardements.

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La BD est, une fois encore, une espèce de carnet de voyage, revenant sur ce qu’ils font et sur chacune de leurs rencontres. A peine arrivés, les deux frères cherchent à offrir leur aide pour la Croix Rouge mais leur tante leur signifie que cela est bien trop dangereux pour eux. Au vu de leur insistance, cette tante leur promet de faire son possible pour qu’ils puissent aider l’hôpital le plus proche. Mais là encore, on ne les juge pas aptes à soigner, et le directeur de l’hôpital leur propose de niveler le terrain autour de l’hôpital, ce qu’ils rechignent à faire mais acceptent finalement. Surtout, ils font la connaissance d’un petit groupe de jeunes Libanais avec lesquels ils échangent et parlent de leur peur et de leur difficulté à supporter la guerre. 

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Cette BD est aussi unique dans son genre dans la mesure où elle mélange plusieurs styles d’écriture: une narration linéaire qui contextualise, les dialogues, puis des épilogues à chaque chapitre sous forme de petits textes rédigés faisant office de conclusion. Chaque style apporte ses propres réflexions, tantôt enjouées, tantôt effacées et posées. A la fin de l’ouvrage, une lettre d’un ami libanais et quelques photos (dont sont inspirés de nombreux dessins) viennent clôturer le récit de façon originale.

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     D’autres bédés, que je n’ai pas encore eu la chance de lire, portent également sur ce sujet. C’est le cas de la BD Jérusalem: Portrait de Famille de Boaz Yakin et Nick Bertozzi qui remonte aux origines du conflit avec la création de l’Etat d’Israël en 1948. La BD est plutôt conséquente (400 pages), ce qui m’attire particulièrement car j’aime que l’on creuse très profondément le sujet.  L’histoire d’une famille qui se déchire pour finalement n’avoir qu’un seul but -la naissance d’Israël- semble également assez consistante.

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    Asaf Hanuka, dans son K.O à Tel-Aviv, s’interroge également sur le conflit israélo-palestinien. Très vite, des questions telles que “Comment peut-on être Israélien?” ou “Comment est-il possible de vivre dans un pays perpétuellement en guerre, dont la légitimité est contestée, présenté au 20 Heures comme l’un des endroits les plus dangereux du monde?” émergent. A travers sa propre expérience, Asaf Hanuka tente d’abattre, de façon décalée et moderne, les clichés liés à son pays et dresse le double portrait d’un citoyen de Tel-Aviv et de son pays. Guy Delisle a salué la qualité de cette oeuvre, il me tarde donc de la lire à mon tour. 

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     Enfin, dernière BD et non la moindre, vient Gaza 1956, célébrissime ouvrage sur le sujet du non moins célèbre Joe Sacco, initiateur et maître absolu de la BD-reportage et référence ultime en la matière qui inaugure par cette BD une nouvelle façon de raconter le conflit, de questionner l’objectivité, et de faire la lumière sur un épisode particulièrement violent du conflit israélo-palestinien. Je viens de l’emprunter à la bibliothèque, un article lui sera donc entièrement consacré.

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    Que nous apprennent ces bédés sur le conflit? Qu’ont-elles toutes en commun?  Il me semble clair que ces bédés mettent toutes en évidence le fait que ce conflit est très délicat à aborder mais elles ont toutes le mérite et le courage de vouloir le comprendre et l’expliquer. Toutes sont l’oeuvre d’un étranger qui arrive en Israël ou en Cisjordanie qui découvre le pays et fait partager ses découvertes au lecteur. Ainsi, toutes s’apparentent à un carnet de voyage et ont une portée didactique sous-jacente. De cette façon, leurs auteurs évitent les jugements et laissent au lecteur le soin de se faire sa propre idée, d’imaginer sa propre réaction dans les circonstances décrites. Toutes tentent d’échapper au manichéisme qui ne permet pas de retranscrire fidèlement la réalité.

     Pour autant, je ne m’explique pas pourquoi cette question internationale est à ce point exploitée par la BD. Les images sont-elles nécessaires pour mieux en parler, pour aller au delà de l’évocation? Le dessin permet-il de donner à voir des images certes, mais moins violentes et moins clivantes que la réalité, permettant ainsi d’arrondir les angles ou d’adoucir les passions? La seule chose dont je sois absolument sûre, c’est que l’expérience personnelle des deux côtés de la fameuse ligne verte est nécessaire pour être légitime d’en parler.

     Evidemment, si toi, ami(e) lecteur ou lectrice qui passe par ici, pense détenir la réponse (ou une partie de la réponse) à cette question, tu es libre de laisser un commentaire pour en discuter, je serai ravie d’avoir diverses opinions sur ce sujet ;)